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L'effet Matilda en archéologie / Matilda effect in archaeology

Interview d'Emilie Dotte-Sarout, archéologue à l'université de Western Australie et membre AFRAN

Interview of Emilie Dotte-Sarout, archaeologist at the University of Western Australia and AFRAN member (English shorten version at the end)





- Pourriez-vous vous présenter en quelques mots ?


Mon nom est Emilie Dotte-Sarout, je suis originaire de Nouvelle-Calédonie, installée en Australie depuis 12 ans, et je suis une archéologue spécialisée sur le Pacifique et sur d’un côté l’histoire des relations entre les humains et leur milieu (par le biais de l’archéobotanique), d’un autre l’histoire de l’archéologie et de son développement en tant que discipline scientifique dans le Pacifique (discipline appelée historiographie).


- Vous racontez l’histoire d’un combat mené par des femmes scientifiques/exploratrices, des femmes non reconnues pour leurs talents scientifiques


Mon principal projet de recherche en cours porte sur les premières femmes qui travaillèrent comme archéologues dans le Pacifique, ou participèrent au développement de cette science, surtout sur la période allant de la fin du 19ème au milieu du 20ème siècle. A cette époque-là il était très difficile, en tant que femmes, de pouvoir accéder à une formation scientifique, à des diplômes, ou à une qualification professionnelle… C’est-à-dire que même si les femmes avaient parfois le droit de suivre des cours universitaires par exemple, elles n’avaient pas forcément le droit de passer les examens pour être diplômées, et ce jusqu’aux premières années du 20ème siècle, dans beaucoup de pays européens par exemple. Et ensuite, il leur était impossible de pouvoir même travailler et exercer professionnellement en tant que scientifiques. C’était déjà une première barrière à franchir, et il s’agissait donc souvent de femmes provenant de milieux sociaux et familiaux relativement aisés et plutôt ouverts.

Ensuite, on se rend compte que souvent, lorsque ces femmes arrivaient tout de même à exercer une activité de recherche archéologique, même si leurs contributions étaient la plupart du temps reconnues et respectées par leurs collègues masculins en position professionnelle plus stable, leur héritage intellectuel finissait rapidement par s’éroder de la mémoire de la discipline. C’est ainsi qu’aujourd’hui, lorsque l’on entreprend des études pour devenir archéologue du Pacifique par exemple, on va beaucoup entendre parler des travaux précurseurs de ‘pères fondateurs’ de l’archéologie océaniste : Roger Green, Edward Gifford, José Granger, Richard Shutler, Kenneth Emory, Ralph Linton (le premier chercheur à obtenir une thèse sur l’archéologie du Pacifique au début des années 1920). Mais on en apprend beaucoup moins au sujet de Margarete Schurig, dont la thèse publiée au début des années 1930 resta une référence de travail irremplaçable pour tous les archéologues du Pacifique au sujet de la poterie, Mary-Elisabeth Shutler, qui joua un rôle fondamental dans la première expédition d’archéologie professionnelle menée en Nouvelle-Calédonie au début des années 1950 avec R. Shutler et E. Gifford et continua de mener des travaux très importants dans le Pacifique jusque dans les années 1980 et plus, Aurora Natua, qui coordonna toutes les recherches archéologiques menées en Polynésie Française entre les années 1950 et 1980 – notamment celles de J. Granger ou R. Green et K. Emory par exemple, y participa et en assura le lien avec les communautés locales en tant que tahitienne… on oublie aussi que le deuxième PhD en archéologie du Pacifique fut réalisé par Laura Thompson au tout début des années 1930 et que ses travaux sur l’archéologie des îles Mariannes permirent la première analyse de fond des anciens sites d’habitats sur ces îles. On oublie que nombre de ces chercheurs étaient accompagnés de leur femmes sur le terrain, et que nombre de ces épouses participèrent aux fouilles, à l’analyse des données et à la rédaction des monographies – parfois avec leur noms cités dans les remerciements plutôt que comme co-auteures (on peut penser au cas de Douglas et Carolyn Osborne au milieu du 20ème siècle).


- Une partie de vos travaux se concentrent sur l’histoire de Mme Adèle Dombasle, dessinatrice et exploratrice au parcours exceptionnel. Pouvez-vous raconter l’ancêtre d’Arielle ?


Je me suis intéressée au cas d’Adèle (Adélaïde) Garreau de Dombasle car elle est à la fois un personnage remarquable, et qui reste emblématique de la façon dont les femmes réussirent à s’insérer au sein des premières expéditions européennes dans les régions telles que le Pacifique, et la façon dont elles purent participer au développement des sciences anthropologiques (entre autres), l’anthropologie en tant que science de l’homme étant à la source de l’archéologie. En 1848, donc très tôt tant du point de vue du droit des femmes et de leur intégration officielle dans le monde scientifique que du point de vue de la démarche archéologique dans le Pacifique – en réalité au moment même des débuts de l’anthropologie, où la notion de préhistoire européenne se développe et où les occidentaux en sont encore à tenter de comprendre que des sociétés aux structures, valeurs et histoires différentes des leurs puissent exister – Adèle de Dombasle est une jeune divorcée (‘séparée de corps’ selon les termes juridiques de l’époque) de 29 ans, qui vient de laisser ses 3 jeunes enfants, probablement avec sa mère chez qui elle semble être retournée vivre peu avant sa séparation, pour s’embarquer sur une expédition qui aurait dû la conduire autour du monde en tant qu’illustratrice officielle accompagnant l’ethnologue Edmond Ginoux de La Coche, missionné par le Ministère des Affaires Etrangères dans le Pacifique. Elle vient alors d’arriver aux Marquises et elle compte bien explorer les vallées de l’île de Nuku Hiva pour réaliser des dessins représentant les paysages et les monuments, les habitants, leurs tatouages et les objets de leur quotidien. Elle déclare à l’officier de marine qui tente de la dissuader (« pour une femme… c’est un voyage au-dessus de ses forces » !) qu’elle a fait ce voyage « uniquement pour voir » les habitants, leurs réalisations et leur pays, et pour comprendre « les particularités intimes de leur existence ». Son ami Edmond de Ginoux qui l’accompagne dans ses aventures, déclare quant à lui à l’officier dépité qu’il ne cherche jamais « à retenir madame lorsqu’elle manifeste l’intention d’entreprendre une longue promenade » mais plutôt à l’y encourager… ! Son voyage a malheureusement dû se terminer abruptement pour plusieurs raisons, dont le fait que la présence d’une femme divorcée voyageant seule avec un homme célibataire était très mal perçue par les autorités coloniales. Cependant, Adèle de Dombasle a malgré tout réussi à réaliser plusieurs dizaines de dessins lors de son voyage en Polynésie, et son de passage au Chili. Ceux-ci représentent des monuments et des sites des Marquises, des habitants tahitiens et marquisiens avec des éléments de culture matérielle, des paysages et des portraits. Les détails sont exceptionnels, les espèces végétales sont identifiables grâce à la précision des représentations des feuilles et des ports des plantes, les motifs de tatouages ​​ou de décorations d'artefacts sont finement représentés, ce qui fait de ceux-ci une source d'information unique pour les archéologues travaillant aujourd’hui dans la région. Malheureusement, seule une poignée de ses illustrations sont connues et disponibles publiquement aujourd'hui : le Musée du Quai Branly-Jacques Chirac à Paris en détient 17. En 1851, après son retour en France, elle réussit à publier un article sur ses expériences aux Marquises, en-dehors des cercles académiques. En plus d’expliciter le contexte pour la réalisation de certains de ses dessins, on y perçoit le rôle particulier qu’elle a pu jouer dans la collecte d’objets qui fut ensuite cataloguée par Ginoux, et conservée au Musée de la Castre à Cannes. Ce rôle est important notamment grâce à son statut de femme et à la relation que les femmes marquisiennes et tahitiennes acceptèrent de mettre en place avec elle. Elle a aussi joué un rôle essentiel dans la conservation et la sauvegarde de cette collection. Il semble qu’elle en fut l'héritière légale après la mort prématurée de Ginoux en 1870, s'occupant également de sa maison et de sa bibliothèque à Nice, et s'assurant que la collection reste intacte et correctement entretenue jusqu’à sa vente en 1874 au conservateur du Musée du Baron Lycklama à Cannes, la fondation du Musée de la Castre. Adèle de Dombasle mourut à l’âge de 82 ans, en 1901. 13 ans plus tard, la première femme (connue) à effectuer des fouilles archéologiques dans le Pacifique posait le pied sur Rapa Nui : Katherine Routledge.


- Les dessins jouent un rôle central dans les expéditions françaises dans le Pacifique et en Océanie. Que disent-ils de ces expéditions? (Preuves historiques ? Recherche vs conquête comme en Tasmanie ? Soif de connaissance ? ) et quelle est leur valeur aujourd’hui ? (témoignages ethnographiques, botanique, environnementaux ?)


Oui, les dessins, peintures, gravures jouèrent un rôle très important lors des voyages d’exploration du 18ème siècle puis des expéditions scientifiques du 19ème et début du 20ème siècle, notamment dans le Pacifique. Ils apportaient un complément essentiel à la description écrite des ‘découvertes’ européennes, avec tout le jeu des relations entre validation de l’imaginaire (typiquement, les représentations des femmes polynésiennes alanguies aux traits et aux vêtements tout à fait caractéristiques des représentations liées a l’antiquité gréco-romaines) et illustration scientifique (cf. les dessins bien connus de faune et flore australienne lors de l’expédition Baudin). Ces représentations servaient à la fois de preuve, de documents scientifiques très riches en détails, et de validation ou fondation de l’imaginaire européen envers l’altérité des mondes et des peuples des antipodes. Durant toute cette période, il était de bon ton pour les filles de bonne famille de recevoir une éducation en art graphique, et ce savoir-faire a représenté une porte d’entrée pour bon nombre de femmes vers une activité scientifique, leur permettant de prendre part à certaines expéditions. C’est le cas d’Adèle de Dombasle, mais aussi de bon nombre d’épouses d’archéologues ou anthropologues accompagnant leurs maris en tant qu’assistantes des scientifiques ‘officiels’ : par exemple Willowdean Handy et ses illustrations et analyses très importantes de motifs de